Alain Fraval / Peintures / Paysages ?


Récits-paysages
AFPD, 1997

La malédiction des peupliers

Leur présence ne fut pas immédiatement effrayante. Petits, ils n’inspiraient aucune crainte au delà de la rivière qui leur était une limite naturelle. Le vent leur donnait une respiration régulière qui ressemblait à un faible gémissement. Ils faisaient partie du paysage que Dorothée et Emile pouvaient contempler depuis la terrasse de leur petit pavillon solitaire et qui avait si vite changé. En quelques années les prairies avaient été remplacées par les peupliers.

L’inquiétude commença à naître quand Dorothée s’aperçut que le clocher du village avait disparu derrière les arbres et que les derniers champs de la vallée avaient été plantés. La nuit, le souffle du vent s’était changé en grondement régulier qui enflait avec les bourrasques. Le cauchemar s’installa quand des milliers de corbeaux vinrent nicher dans les peupleraies. Chaque soir, la nuit tombait dans un vacarme angoissant.

On tenta de déloger les locataires abusifs, mais rien n’y fit. Le pavillon était cerné par une forêt opaque et glaciale dont le silence diurne terrorisait le couple. Sur le chemin désert qui traversait les marais, des feux follets commençaient à se hasarder au crépuscule et donnaient à l’immense peupleraie des allures de funèbre cathédrale. La vie de nos retraités devint un enfer. Ils se calfeutrèrent non sans avoir consulté, mais en vain, médecins, chasseurs, curés et sorciers.

Alerté, le maire fit venir les seuls spécialistes qui, selon les services de la préfecture, pouvaient trouver une solution à cette crise singulière : un écologue et un paysagiste. L’homme de science diagnostiqua un déficit grave de visibilité et une intolérance aux chants des corbeaux. L’homme de l’art conseilla de transformer la peupleraie en parc public et d’organiser des circuits touristiques en gondoles à travers les canaux qui sillonnaient les marécages. L’idée séduisit le maire en panne de projets pour sa commune somnolente.

Devenus gardiens du parc, Dorothée et Emile n’ont pas tout à fait retrouvé le calme d’antan, car les touristes viennent visiter désormais la plus grande corbeautière de France.


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